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A la terrasse d’un café

Avignon 2016

 

     Près de moi, une femme seule est assise devant un grand verre empli d'un liquide rougeâtre. Comme le garçon m'apporte mon sirop à l'eau, elle lui dit :

- Un autre, s'il vous plait. 

Et hop ! Elle avale le tout d'une seule traite. Nos yeux se croisent.

- Était-ce un kir ?  Demandai-je.  

- Oui, me répondit-elle en riant. J'en ai vraiment besoin : le médecin vient de m'annoncer une terrible nouvelle... une maladie bien avancée, même la …. est touchée.

Je ne comprends pas ce qu'elle me dit. Le garçon pose le verre sur la table. Une gorgée est avalée, suivie d’un long silence, puis elle attaque.

-J'ai un cancer et... 

Son débit est lent, et puis rapidement, les pauses disparaissent pour laisser place à une interrogation ininterrompue. Une phrase revient de temps à autre :  

- ... Et toute cette fortune que j'ai perdue... 

Elle est trop dans sa tête et sa souffrance est grande. 

- Où se trouve votre cancer ?  Demandai-je.

- Au sein gauche.

- Je peux peut-être vous aider, lui dis-je.

J'avance ma chaise et fais orienter la sienne face à moi. 

- Offrez-moi vos mains et fermez vos yeux.

     Je pose mes paumes sous les siennes et prie. De ses poignets émane une dureté mentale incroyable, qui bloque tout. Ses bras sont faits de bois sec, dans lequel rien ne peut entrer, ni sortir. Prisonnière, elle est prisonnière d'elle-même !

- Pour nous aider, lui dis-je, pensez à un moment de votre vie où il y avait de l'amour vrai, quelque chose de beau, de pur.

J'entame une conversation avec le Seigneur. La force d'amour commence à pénétrer les deux poignets. Au bout de quelques secondes, elle me dit :

- Ça ne peut pas marcher, je suis juive !  

Si Dieu a une religion, me dis-je en moi-même, c'est celle de l'amour, dont le pic est sa toute puissante miséricorde divine. Elle retire ses mains.

-Vous avez fait le choix de mourir, lui dis-je, c'est un choix volontaire de votre part. Toute maladie quelle qu'elle soit est toujours une déviation, une déformation de notre capacité d'aimer.      

Elle tend l'oreille à la manière du chien qui reconnait la voix du maître sans pour autant comprendre. Mes mots ne la pénètrent pas.                                                                                                             

- Il y avait beaucoup de chaleur qui passait dans mes mains, me dit-elle.

- L'énergie d'amour passe, lui-dis-je, et laisse de la chaleur là où il y a une dureté, un nœud. Cette chaleur va rester et travailler tandis que l'énergie passe pour me revenir, enrichie.

Elle me regarde sans dire mot, puis fixe son verre, et change de conversation :

- Ce bar est l'annexe du lycée. Je suis convoquée car mon fils de dix-sept ans est sur la sellette. Il a déjà redoublé un an, pas question qu'il double encore une année !

- Avez-vous d'autres enfants ? 

Elle attrape son verre d'une main, et dans un rire, me dit : 

- J'ai fait mon fils à quarante-quatre ans. Vous pensez bien que je n'ai pas pu en faire dix ! Non, un seul...   

                                                                                                                                                                                         Nous avons le même âge. Le nez est fin et la bouche sensuelle. Elle porte un ensemble foncé avec pantalon. Bien que ses vêtements soient nets, elle donne l’impression de ne pas être propre ! Drôle de ressenti ! Son verre à la main, elle me fait penser à une réalisatrice de film à l'égo surdimensionné. Il y a un silence, puis elle attrape mon regard comme pour y chercher une approbation. 

- C'est un garçon si vif, intelligent...  Vous savez, me dit-elle, j'ai étudié et vécu avec les plus grands philosophes du siècle : Schopenhauer, Kant, Hegel, Kierkegaard[gd1] ... 

Puis, comme reprenant une conversation plus ancienne, elle se met à rire :

- Tu n'as quand même pas lu BHL ? m'a demandé mon fils. Je lui ai répondu n'avoir lu qu'un seul de ses livres qui ne m'a pas du tout passionné d'ailleurs, mais je l'ai lu ! Alors il m'a dit :  -Oh ! Tu dois sûrement avoir une tare !...  

Et elle rit de plus belle. Quel étrange couple ! Elle ajoute encore :

- Il est suivi depuis plusieurs années par un thérapeute...  J'aime accompagner mon fils à l'école. Mais dès que nous approchons du lycée, il me demande de changer de trottoir. Vous vous rendez compte ! Appuie-t-elle, se tournant vers moi, riant de nouveau.

Elle dodeline de la tête comme se parlant à elle-même, puis reprend :

- Au Canada, tout le monde a un psy. Ici, j’ai mis deux ans à trouver le mien, mais je l'ai trouvé et c'est un bon psy ! 

-  Vous êtes bancale, et votre psy peut vous aider à mieux vivre votre déséquilibre, mais vous serez toujours bancale ! Vous avez fait le choix volontaire de mourir, répétai-je, mais vous n'en avez pas le droit ! Un enfant âgé de dix-sept ans à besoin de sa mère. En tant que maman, vous avez un devoir envers votre fils de dix-sept ans. La souffrance de votre fils est issue de la vôtre. Cela ne sert à rien de culpabiliser. Le refus du pardon est à l'origine de votre cancer. 

Elle lance ses yeux sur le côté avant de me dire :

- Il est exact que j'en veux toujours à mon ex-mari d'avoir pris toute ma fortune... et puis aussi à …

Suit un silence que je romps peu après :

-  Apprenez à pardonner, à autrui bien sûr, mais surtout à vous-même. Je ne sais si vous vous surestimez ou si vous vous sous-estimez, en fait les deux orgueils sont aussi destructeurs l'un que l'autre, mais vous n'êtes qu'une orgueilleuse !  

Elle hausse les sourcils et laisse tomber son front sur ses doigts. Je l'entends dire à voix basse :                                                                                                                                            - Moi, une orgueilleuse ?

Puis, se reprenant, elle éclate de rire :

-  Je veux être enterrée à Vancouver, et pourtant ce sont les gens les plus antisémites que je connaisse !

Je ne me laisse pas démonter : 

-  Vous avez senti de la chaleur dans vos mains, signe que vous êtes plus ouverte que vous ne le pensez. Vos bras sont semblables à deux bâtons de bois sec qui ont besoin d'être humidifiés. Il faut reconnecter vos membres à votre corps, sinon le froid va vous gagner partout, puis l’isolement, la mort…

-Mon fils m’a dit un jour que sa grand-mère était une manipulatrice pathologique ! Cette femme, c’est ma mère ! me dit-elle.

- Ne regardez pas en arrière. Dans le moment présent vous avez le choix entre mille possibilités heureuses. Que vos pensées, votre parole, vos actes, génèrent de l’amour et vous retrouverez votre propre force de guérison ! Votre main droite est celle qui donne, faites-la fonctionner. Apprenez à mieux donner.

- Êtes-vous en train de me juger ?

- Non ! Mais à dix-sept ans on a encore besoin de sa mère ! Réagissez, si vous ne le faites pour vous, faites-le pour lui ! Conçu à quarante-quatre ans, il a été certainement très désiré, faites-en un homme maintenant ! Et seulement après, vous pourrez vous laisser mourir si le cœur vous en dit !

Elle déglutit et passe les mains sur ses avant-bras. En frissonnant, elle me dit :

- Oh ! Ce froid ! Ce froid !

- Le froid et la tristesse ont gelé le contact vibratoire entre votre corps et votre âme. Si vos membres ne sont plus rattachés au corps, c’est que vous êtes sans intelligence !

Elle relève vivement la tête et me regarde dans les yeux. Apparemment j’ai touché un point sensible.

- Moi, sans intelligence ! dit-elle.

- Regardez votre vie. Elle est tournée vers la volonté négative, votre intelligence ne vous sert donc à rien, c’est comme si vous n’en n’aviez pas !

Tandis que ses yeux me fixent, un étrange phénomène se produit. Elle se met à vibrer de partout ! Je remercie intérieurement : gratitude, gratitude. Une fois calmée, je vide mon verre, me lève, et la salue :

- Au revoir, lui dis-je, bonne chance pour votre fils et bonne journée !

Elle me répond d’un signe de tête. Je remercie de nouveau : gratitude, gratitude.

 

 

 

 

 


 [gd1]

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