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Aditi

Inde 2013

     Dans la communauté où elle séjourne depuis plus de trente ans, Aditi est appréciée pour ses divers ateliers d'ouverture spirituelle. Beaucoup la considère comme un maître.

     Nous discutons souvent durant quelques minutes, gentiment. Elle me prend un peu pour un farfelu arrivé dans son territoire. Un jour, se moquant de moi, elle me dit, telle une actrice sur une scène de théâtre :

-Je suis divine !

-Comme tout un chacun, répondis-je. Nous portons tous en nous une parole sacrée. Mais il faut aussi acquérir l’humilité...

-Mais je suis humble, me répond-elle en se redressant fièrement.

      Quelques jours plus tard, je la croise par hasard. Elle me dit ne pas se sentir bien. Je la fais asseoir d'office et pose mes mains sur sa tête. L'onde qui passe est très forte. La séance dure à peine trente secondes. Elle me regarde avec de grands yeux étonnés, mais ne dit mot.

     Nos rencontres continuent à se borner à quelques échanges de paroles amicales, avec toutefois une petite différence. Après un court silence, elle me fait maintenant des confidences, qui ressemblent davantage à une confession. Bizarre ! Je me demande ou cela va nous mener !

     Un autre jour, rendant visite à son voisin, je la vois dans son jardin. Quelques bavardages sont échangés, puis silence. La confession commence alors :

-Tu vois, me dit-elle, j'aime la nature, j'aime les animaux. Je nourris les écureuils tous les matins... les chats… Mais les hommes, l'humanité, j'ai du mal à les aimer.

J'en reste coi ! Trente ans consacrés à la recherche spirituelle, Aditi n'a toujours pas compris que sans l'amour, toute recherche spirituelle est vaine.

     Je la revois quelques jours plus tard. Je lui fais part de ma stupéfaction.

-L'amour est le liant de toute activité spirituelle, lui dis-je. Il faut que tu nettoies ta base terrestre, ta première relation d'amour, celle de tes parents.

-Je ne peux pas ! m'interrompt-elle.

-Il faut apprendre à pardonner.

-Je ne peux pas : je hais mes parents !

J'en reste bouche bée !

-Apprends à pardonner, répétai-je. Obéis ! 

     Je la revois deux mois plus tard. Alors que d'habitude nous nous embrassons, Aditi laisse volontairement un grand espace entre nous. Elle me regarde avec un certain dégoût, écrasée par le poids de la rancœur et de l'aigreur au fond d’elle-même.

 

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Balaji

Pondichéry, Inde

 

Par bienveillance envers mon dentiste, j'accepte de donner des cours de français à son jeune frère, Balaji. Dans ma tête, mon idée est simple : je vais commencer et me trouver rapidement un remplaçant.

C'est un jeune indien de dix-neuf ans. Posé, beau, armé d'un sourire que certaines doivent trouver craquant, il est soigné de sa personne comme s'il cultivait son adolescence.

Cependant sa connaissance de la langue française est celle d'un enfant de huit ans ! Je corrige avec rigueur ses fautes et le fait répéter de nombreuses fois les mots difficiles. Je m'aperçois que souvent il ne comprend pas ce qu'il dit. Sa tournure d'esprit insuffisamment éveillée ne se prête pas à la compréhension de la langue, peut-être cela est-il dû à la grammaire. Par chance je trouve un livre pour enfants, avec de nombreuses petites histoires ayant pour sujet les vertus. Tout de suite, après diverses explications, il accroche et sa compréhension augmente. Je sais qu'il me faut être patient, souvent l'intelligence s'ouvre de palier en palier.

 

Balaji est toujours très calme, comme s'il voulait se montrer obéissant, trop obéissant. Curieusement, alors que le devant de son corps est lisse, anormalement lisse, son dos est tout en muscle. Sa manière d'être trop enfantine pour un garçon de dix-neuf ans, ne me plaît guère.

Puis, un soir, il m'annonce qu'il ne viendra pas demain :

-Je dois participer à un match de cricket.

Alors qu'il parle, je le vois changer. Son corps entier s'anime et se réjouit. Surprenante transformation !

-Je suis surpris, lui dis-je, de te savoir pratiquer un sport.

-Oui, monsieur, j'aime beaucoup le cricket.

-Es-tu bon au cricket ?

Son sourire lui mange le visage.

-Oh oui monsieur, toute mon équipe est bonne !

-Ton équipe ?

-Oui monsieur, c'est moi le capitaine !

Je suis ébahi ! L'enfant sage a une vie propre ! Et, de question en question, le cricket devient l'objet de la leçon de français.

 

Aujourd'hui, nouveau jour, nous parlons de la famille.

-Est-ce que ton père et ta mère travaillent ?

-Ma mère ne travaille pas, monsieur. Mon père est alcoolique, et l'argent qu'il gagne, c'est pour boire, monsieur. C'est mon frère qui nous donne à manger.

-Est-ce celui que je connais ?

-Oui monsieur.

-Je sais qu'il s'est marié voilà quelques semaines. Est-ce ton frère qui a choisi sa femme ?

-Oui monsieur.

-Est-ce qu'il aime sa femme ?

D'un grand sourire, il me répond :

-Oui monsieur.

-Comptes-tu te marier un jour ?

-Oui monsieur. Large sourire.

-As-tu une fiancée ?

-Non monsieur. Je ferai confiance dans le choix de mes parents. Je rencontrerai ma femme lors de la cérémonie de présentation organisée par ma famille. Pendant une quinzaine de minutes nous pourrons nous regarder.

-Et vous parler peut-être ? demandai-je.

-Peut-être monsieur... Puis je la rencontrerai une nouvelle fois une quinzaine de minutes au milieu de sa famille.

-Pourrez-vous parler ?

-Oui monsieur, peut-être nous parlerons. Ensuite, nous nous marierons le jour décidé par nos parents.

-Vous vous verrez deux fois un quart d'heure, et la troisième fois, ce sera pour le mariage, est-ce cela ?

-Oui monsieur, dit-il en offrant un magnifique sourire. Je me marierai et ensuite je tomberai amoureux de ma femme.

Comme cela est beau ! me dis-je. Il ajoute alors :

-On finit toujours par recevoir si l'on donne à celui qui sait rendre, ajoute-t-il.

Quelle sagesse ! Cependant, songeant à ses derniers mots, « à celui qui sait rendre », je fais la moue. Près de chez moi, quelques jeunes épouses qui habitent chez leurs beaux-parents, sont devenues leurs servantes, et n'arrivent pas à trouver leurs places.

 -Aurez-vous des enfants ?

Il paraît surpris par ma question.

-En Inde, me dit-il, personne ne pose cette question. Avoir des enfants fait partie du mariage. Si on n'en fait pas un dans un temps assez court, chacun vous demandera pourquoi vous n'avez pas d'enfant. Alors tous vous donneront de bons conseils pour en avoir.

-Mais toutes les femmes ne peuvent pas devenir mère...

-Malheureusement non, et elles sont montrées du doigt ! me dit-il.

-Et si c'est la faute du mari ?

Il plisse les yeux, secoue légèrement la tête, et me dit :

-Je ne comprends pas, monsieur.

-Quelquefois certains hommes ne peuvent pas procréer. C'est comme s'ils leur manquaient la petite graine, et l'épouse ne peut avoir d'enfant avec son mari.

-Je ne sais pas, monsieur.

Chaque fois, c'est à la même incompréhension que je me heurte. La stérilité est toujours une affaire de femme.

La leçon se termine. Nous nous quittons.

 

Passant dans la rue saint Ange, je retrouve mon vendeur de jus d'oranges qui avait disparu avec les pluies de mousson. Je m'arrête, et d'un signe de tête, passe ma commande. Il place ses fruits pelés dans sa machine manuelle, la même que nous utilisions à la maison pour faire des pâtés de viande. J'aime l'observer.

Kumar est rond ! Bien qu’âgé de moins de trente ans, il porte son estomac comme une bouée débordant de son pantalon. IL a une bouille comme une pleine lune. Il attire la sympathie. J'engage la conversation.

-T'es-tu marié, comme tu me l'avais dit voilà six mois ?

-Non, ce sera dans deux mois.

-Est-ce toi qui as choisi ta fiancée ?

-Non, me dit-il, ce sont mes parents.

-L'as-tu rencontrée ?

-Oui, c'est une fille de Bombay.

-Es-tu content de te marier ?

Il fait une moue et secoue la tête sans un mot.

-Tu verras, lui dis-je, il est bon d’avoir une épouse !

Cette fois sa moue est beaucoup plus accentuée, comme alourdie par un certain dégoût, mais il obéira pour le meilleur et pour le pire…

 

Six mois plus tard, je retrouve Kumar devant sa charrette de colporteur. Je suis surpris par son changement de physionomie. C’est comme si toute la mollesse de l’estomac était montée dans les pectoraux et les épaules pour se transformer en force vivifiante. Est-ce là le pouvoir de l’Amour, me demandai-je. L’enfant qui refusait de grandir est devenu homme viril !

Tandis qu’il charge de fruits frais sa machine à pâté, je lui demande :

-Es-tu marié, Kumar ?

Instantanément il me fait un large sourire.

-Oui !

-Alors c’est bon le mariage ?

-Oui ! Très bon !

Je reçois sa parole comme un cadeau. La sagesse de Balaji me revient alors en tête. « On finit toujours par recevoir si l'on donne à celui qui sait rendre. »

 

Vijay

    

     Je m'installe près de Pondichéry pour l'hiver. Revenant d'année en année, je trouve à la campagne une location qui me convient. C'est propre, moderne, facile à entretenir. Mon propriétaire, jeune, se révèle affable.

     Vijay habite une maison avec sa famille deux rues plus bas, mais de temps en temps il vient dormir dans l'appartement en face du mien, qu'il a gardé pour lui. Nous partageons la même terrasse.

     Un beau jour, il me conte son histoire. Alors qu'il travaillait comme peintre en bâtiment, ses yeux croisèrent ceux d'une jeune étudiante en architecture accompagnant le maître d'œuvre. Il me dit en riant :

-Ce fut vraiment un coup de foudre ! ... On s'est vu un peu, puis on est parti à la ville nous marier. Au retour, tout le monde a dû nous accepter. Cela n'a pas été facile pour ses parents aisés, mais comme ils aimaient vraiment leur fille, ils m'ont donné quand-même la dot. C'est comme cela que nous avons pu nous installer. Je n'ai pas pu aller à l'école, mais j'ai une excellente mémoire. Elle m'a tout appris. Nous formons une bonne équipe. Comme c'est une femme, les gens d'ici viennent plutôt traiter avec moi. Je suis droit et honnête, et ça a marché dès le début. J'aime beaucoup ma femme, ajoute-t-il.

     Non loin de là, se trouve un excellent restaurant tibétain. La patronne, Nima, trapue et plutôt rondelette, s'approche de ma table, hésite, puis lance la conversation.

-C'est vous qui habitez chez Vijay, n'est-ce pas ?

-Oui, dis-je un peu surpris.

-Vijay est mon ami. Il vient souvent me voir pour me faire des confidences, dit-elle en tirant une chaise pour s'asseoir à ma table. Connaissez-vous sa femme ?

Je secoue la tête.

-Elle est si laide ! me lance-t-elle comme un venin. Puis, pointant son index vers le haut comme pour donner de la force à sa parole, elle ajoute comme une sentence :

-Laide !

 

     Un jour, au petit matin, je vois Nima sortir de l'appartement de mon propriétaire, les cheveux mouillés tombant sur ses épaules dégagées, drapée dans une serviette de bain. Nos yeux se croisent. Elle me dit :

-Je suis juste venue prendre un café.

Prendre le café dans la salle de bain est une curieuse habitude tibétaine, me dis-je en riant.

     Elle traverse la courette, ouvre la grille et sort. La voyant marcher, trop fière, sur l'allée caillouteuse, tout en se brossant les cheveux, elle me fait penser à une déesse indienne, de celles qui portent en elles quelque chose de maléfique.

 

     Diwali, la fête des enfants ! Alors que je suis seul chez moi, au calme, je vois arriver une jeune femme avec une petite fille. Vijay les accueille sur la terrasse. Il prend l'enfant dans ses bras. Sa femme, tout en parlant, s'approche de ma fenêtre. Tout de suite, elle me fait penser à Nima. Bien que plus grande, elles possèdent toutes deux une certaine rondeur et une forte ossature. On pourrait les prendre pour deux sœurs. La légitime n'est pas vraiment laide, elle a le visage gris, éteint.

 

        Quelques jours plus tard, mon propriétaire m'invite à partager un café sur la terrasse. Je me suis attaché à lui, il est un peu comme un fils. La conversation est banale mais chaleureuse. Puis s'installe le silence que je connais bien, celui des confessions. Et là, son visage change, et l'homme blessé se montre.

      Il me dit que sa femme a changé de comportement, qu'elle devient méchante, blessante... et qu'il ne comprend pas ce qui lui arrive.

Je ne dis rien, me contentant de partager sa peine, sa souffrance.

 

     Au restaurant tibétain, dès que ma commande est prise, Nima s'installe à ma table. Comme je parle très peu, je me demande ce qui l'attire chez moi. Dès qu'elle ouvre la bouche, je sais qu'elle est habitée par la déesse maléfique.  

-Ça ne va plus du tout entre Vijay et sa femme, me dit-elle souriante. Lui est de basse caste et elle, de condition supérieure, et très riche ! Après plusieurs années de mariage, ils n'ont toujours pas eu d'enfant. Ils se sont installés à Chennai plusieurs mois, le temps d’acheter pour cinq mille roupies* l'une des jumelles qu'une pauvre femme venait d'avoir. Sa petite fille qu'il adore, a maintenant sept ans. Mais comme cela arrive parfois, l'aigreur a gagné son épouse. Lors de crises de méchanceté, elle lui reproche sa basse condition, ce qui l'affecte énormément.

Puis toujours armé de son doigt levé, elle appuie :

-Elle est si laide ! Laide !

Sortant son portable, elle me montre quelques photos d'elle-même, portant une robe bleue la mettant bien en valeur.

-Je suis jolie, n'est-ce pas ? me demande-t-elle.

-Oui, acquiesçai-je, mais pourquoi vous ne souriez sur aucune des photos ?

-Toute femme sait, me dit-elle, que le sourire amène les rides, c'est pourquoi je ne souris jamais... pour rester belle !

Tandis que je mange, elle me conte sa vie. Nima est l’ainée d’une famille très nombreuse. Quand elle a quitté sa campagne, elle a emmené avec elle le benjamin pour soulager sa mère. Mais le temps a œuvré, et désormais, c’est un véritable amour maternel pour son jeune frère qui la remplit.

 

     Quelques jours plus tard, au petit matin, Vijay me propose un café. Il a perdu son sourire, et manifestement, est mal en point. Sa femme devenant acariâtre, il doit protéger sa fille, me dit-il.

-J'ai bu hier soir pour m'enivrer, mais ce n'est pas moi, je n'aime pas ça... Je n'ai plus de

goût à rien, me dit-il en me montrant la maison qu'il bâtit en face, j'ai tout arrêté.

Je me lève, et, passant derrière lui, je pose mes mains apaisantes sur ses épaules :

-Je te connais bien, lui dis-je. Tu es un vrai bâtisseur et rien ne pourra t'arrêter. Alors bâtis, c'est ce que tu fais le mieux.

 

     Quelques jours plus tard, je vais manger au restaurant tibétain. Nima est absente. Cette fois c’est le jeune frère qui prend ma commande. Puis, chose étonnante, il se confie à moi.

-Je reviens de Goa. N’allez jamais là-bas ! Les étrangères viennent manger presque nues dans les restaurants. Elles ont juste un petit bout d’étoffe sur les seins, et un triangle pour culotte ! Quel manque de respect ! … Et tout cet alcool ! Je ne bois pas, ajoute-t-il, et je ne peux comprendre, l’alcool fait tellement de dégâts chez les jeunes en moto !

     Alors que j’ai bientôt terminé, arrive Nima qui vient s'asseoir à ma table. Dès qu'elle se met à parler, je comprends que j'ai de nouveau affaire à la déesse maléfique. Face à la crise conjugale de son ami, Nima, amoureuse de son amant, avait vu là une porte s'ouvrir. Mais ses espoirs s'avèrent vains. Perdant sa joie de vivre, Vijay l'a abandonnée elle aussi !...

 

     Je partage un nouveau café avec mon propriétaire enjoué.

-Tu avais raison, me dit-il. Je viens d'achever un chantier à Chennai et cela m'a fait le plus grand bien.

     Mais son sourire en dit plus long que ses mots. Patient, j'attends donc. Et cela vient. Il me tend son portable en riant. Il affiche la photo d'une superbe créature.

-Est-ce ta nouvelle conquête, lui demandai-je ?

     Ce qu'il me confirme par un mouvement de tête.

-Et Nima ?

-En m'éloignant de Nima, je perds une amie. C'est dommage, j'aimais bien discuter avec elle.

C'est alors que des ouvriers s'avancent dans l'allée caillouteuse.

-Je termine la maison et vais louer les six appartements. Après je verrais.

Je connais le montant des loyers qu'il veut demander, et cette somme est largement suffisante pour mener une vie aisée en Inde. Je lui serre la main pour le féliciter.

 

     Durant la nuit, je suis réveillé par une cavalcade. Au petit matin, j'apprends qu'un voleur s'est introduit dans la maison. Vijay, qui dormait la porte ouverte à cause de la chaleur, s'est fait voler la paye de la semaine de ses ouvriers. Le voleur, poursuivi par le locataire du premier, s'est enfui à pied, oubliant sa moto. Deux jours plus tard, Vijay est convoqué au commissariat.

-Mon voleur n'a que dix-sept ans, me conte-t-il, et a déjà connu nombre de maisons de redressement pour mineurs. Il redistribue ce qu'il vole à des miséreux, c'est bien, non ? me demande-t-il comme s'il attendait mon approbation.

Faire le mal pour faire du bien est un mal, pensai-je, mais je ne dis rien.

-Chez les touristes, reprend-il, il trouve souvent des dollars ou des euros, et va les échanger dans différents bureaux de change afin d'éviter les soupçons. Il est futé, reprend Vijay en riant, je l'aime bien, mon voleur !

 

     Quand je reviens six mois plus tard, Vijay boite fortement. Son pied droit est bandé, il a beaucoup maigri, et la peur se lit sur son visage.

-Sur le chantier, me dit-il, j'ai marché sur un clou qui m'a complètement transpercé le pied. J'ai fait des piqures, me dit-il en grimaçant. Cela va mieux ! C'est le premier jour où je peux marcher.

      Je suis fasciné par ce que je vois : sa nuque, est enveloppée par des ténèbres lourdes et pesantes. Vivant au milieu de dieux et de démons de toute sorte, pour un oui, pour un non, les Tamouls peuvent basculer très vite dans l'insécurité, dans les extrêmes. La violence, issue de conflits de croyances, est omniprésente dans leur cœur.

      Dès que je sors, je découvre sur ma porte, et sur toutes les autres, un signe hindou pour chasser le mauvais œil : trois petits traits parallèles et un point rouge dessus. Sur la maison d'en face en construction, les têtes cornues, très colorées, tirant la langue aux démons éventuels, ont été ravivées.

 

   Je me rends chez un villageois pour affaire. Il me reçoit avec le sourire. Nous bavardons. Comme il a rencontré mon propriétaire, il me demande si celui-ci est malade. En effet, il l'a trouvé extrêmement amaigri. Je lui parle du clou dans le pied. Il hoche la tête pour me signifier qu'il comprend. Puis il continue à me parler de lui :

-Je le connais depuis toujours, nous sommes du même village. Vijay a toujours couru les filles, avec succès d'ailleurs. Même après son mariage, il a continué. Chez nous, cela ne passe pas. Si tu te maries, tu te ranges. C'est la loi. Sa femme l'a quitté. Elle est partie vivre à Chennai.

-C'est donc pour cela que je ne vois plus l'enfant ! dis-je.

-Bien sûr, elle a emmené la petite fille, c'est normal !

 

     Au restaurant tibétain, Nima a engagé un jeune indien. Il est très efficace, chaleureux, et inspire confiance. Dès que je suis servi, Nima vient s’asseoir à ma table. Je la félicite sur le choix de son employé. Elle me dit un mot afin de le dénigrer, puis se lève et s’avance pour lui parler. J’entends ce qu’elle lui dit et je suis abasourdi :

-Tu plais beaucoup au français qui mange seul. Il a des vues sur toi !

Il n’y a rien à faire, Nima est vraiment tournée vers le mal, celui qui déforme toute chose. L’indien hausse les épaules et, d’un mouvement de tête, l’envoie promener. Je cherche le nom de ce terrible mal qui habite Nima, médisance ? envie ? Jalousie ?... Comme il doit être dur de vivre avec une telle chose en soi.

     Un peu plus tard, elle s’assoit de nouveau face à moi.

-Qu’aimes-tu le mieux dans la vie ? lui demandai-je afin de mieux la cerner.

Elle lance ses pupilles vers le haut, réfléchit un instant et me dit :

-J’aime deux choses : regarder les feuilletons d’amour à la télévision, j’aime vraiment cela ! Et puis j’aime l’argent, j’aime gagner beaucoup d’argent !

-Tu réussis très bien, dis-je en riant. Tu es vraiment douée pour la cuisine !

-Merci ! me dit-elle.

     Cependant elle reste pour moi une énigme. Ses préparations sont toujours savoureuses, signe que l’amour passe bien entre ses mains. Pourtant, face à moi, ne sortent que médisance, rancœur et méchanceté.

     Pour l’instant je ne peux la comprendre, c’est comme s’il manquait des pièces au puzzle. L’amour qu’elle porte en elle et son ego ne peuvent se rencontrer, et cet abus de médisance qui s’oppose à la grandeur d’âme, donnera sans doute ses propres fruits, c’est-à-dire de mauvais fruits ! et Nima, d’une manière ou d’une autre, en fera les frais.

 

     Les semaines suivantes, je vois très peu Vijay, qui semble avoir déserté l’appartement face au mien. Je le croise quelques rares fois en présence des ouvriers devant la maison d’en face. Il est souvent en colère. C’est nouveau ! Par deux fois, nous nous croisons. Il a les traits tirés, et semble fébrile. Il a changé !

-Mais non, je vais bien, me dit-il en riant.

-Tu devrais te remarier, lui dis-je, et fonder une famille. Tu aimes les enfants et ils t’apporteront la stabilité qui te manque !

     Il baisse la tête et me regarde en coin. Je poursuis :

-Si tu divorces, est-ce que tu devras lui rendre ce qu’elle a apporté ?

-Non, me dit-il, c’était un mariage religieux, et je garderai la dot.

Puis il disparaît pendant plusieurs semaines.    

  

     Quand je reviens six mois plus tard, Vijay m’accueille à bras ouverts.

-Tu es mon meilleur ami, me dit-il.

     Cette déclaration me surprend, mais je suis heureux de le revoir. Il n’a pas repris de poids et une énorme tristesse est ancrée en lui.

-Il est arrivé quelque chose, me dit-il. Le jeune frère de Nima s’est tué en moto.

-Mon Dieu, m’écriai-je, elle doit être totalement dévastée ! … L’alcool ?

Nonobstant, il me dit :

-Oui !

 

Dès le lendemain, je fais un soin à Vijay. Le poids sur l’omoplate gauche est énorme ! Je prie. A la fin, il me demande de lui faire part de mon ressenti. Je lache un mot : culpabilité.

-Oui, me dit-il, c’est très fort en moi !

 

     Quelques semaines plus tard, le hasard fait que je passe devant sa femme. Elle a changé. Sa peau a foncé, et le corps est boursoufflé ! Son visage est semblable à celui, gonflé, d’un noyé, et ses lèvres sont lourdes et pesantes. En me voyant, elle émet un léger sourire et, stupéfaction, je reconnais, non point la femme de Vijay, mais Nima, au visage gris et éteint, sur lequel les ténèbres ont pris pouvoir !

      Le soir, assis en terrasse, tout à mes réflexions, Vijay vient s’assoir près de moi, le visage rieur.

-Je me marie dans un mois ! m’annonce-t-il.

-Oh ! Je suis très content pour toi. C’est une bonne nouvelle !

-Et ma femme, continue-t-il, va épouser celui que ses parents avaient choisi !

 

     La roue a tourné, comme on dit ici. Bon karma ou mauvais karma, certains s’en tirent bien et d’autres moins !

 

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J’ai mal papa !

Tamil Nadu, Inde 2019

 

    Vigneshragansamy est l’un des deux jardiniers de la maison d’hôte où j’ai élu domicile. Bien qu’il soit petit, comme il est fier de ses muscles, je l’ai surnommé Rambo. Nous avons sympathisé, et je passe souvent du temps dans le jardin à ses côtés. J’apprends beaucoup sur les cultures locales, cocotiers, orangers, citronniers, bananiers, pommes-grenades, etc…

     C’est un indien de basse caste. Au bout de quelques semaines, nos rapports se simplifient. Seul à seul, il est beaucoup plus détendu, comme s’il respirait mieux à mon côté.

     Depuis quelque temps il me dévisage comme s’il recherchait quelque chose en moi. Puis, un beau jour, j’entends le silence si particulier qui précède les confessions. Je sais que cela va venir, ne rien faire, ne rien dire, juste être à l’écoute !

-J’avais douze ans, me dit-il. En rentrant de l’école, en ouvrant la porte de la maison, j’ai vu mon père qui était pendu. Quel effroi ! J’ai aussitôt pensé à ma mère et je ne voulais qu’elle le voie comme cela. Alors, malgré ma boule dans l’estomac, je suis allé le décrocher. Et tout en coupant la corde qui ne voulait pas céder, je pleurais, je pleurais, je pleurais toutes les larmes que j’avais en moi. J’avais parfaitement conscience que je n’avais que douze ans et que j’étais en train de décrocher le corps de mon père. Quand il est tombé par terre, je l’ai secoué, secoué fort, en lui répétant : -Pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi tu m’as fait ça ? Mais il ne s’est jamais réveillé !... On ne fait pas ça à un enfant de douze ans, on n’a pas le droit, ce n’est pas bien…

     Ses larmes devinrent abondantes. Il enfouit sa tête dans mon torse, et m’enserra fortement la poitrine de ses bras musclés. Je passai une main dans ses cheveux, et sans un mot, laissai mon être agir.

-Papa ! Papa ! répétait-il.

     Quand il commença à se calmer, j’embrassai le haut de son front plusieurs fois tout en continuant à promener mes doigts dans ses cheveux. Puis il se décrocha et nous reprîmes nos distances. Quand son compère nous rejoignit, il redevint le jardinier et moi le touriste.

      D’année en année, quelque chose commença à nous réunir. Un beau matin je le rencontrai.

-S’il te plait, papa, peux-tu me prêter un peu d’argent ?

-Combien veux-tu ?

-Ce que tu peux me donner.

Je lui donnai un billet de cent roupies.

-Un peu plus si tu peux ?

Je lui donnai cent de plus. Il me regarda à la manière d’un animal domestique. Je compris son attente. Je lui donnai deux cents de plus.

-Merci, me dit-il, puis avant de disparaître, il se dirigea vers le temple hindou dédié à ganesh..

En moi-même, moitié dubitatif, moitié circonspect, je fis une drôle de tête. Le catholique que j’étais venait de donner quatre cent roupies pour une offrande à un dieu à tête d’éléphant ! Je ris de mon manque de discernement ; enfin, après tout, ce n’était que quelques euros !

 

     Un jour nous nous croisâmes alors que nous étions tous deux en vélo, et nous mîmes pied à terre. A sa manière de bouger la tête et de ses brèves paroles d’amitié, je devinais qu’il s’était passé quelque chose.

-Comment va ta famille ? demandai-je.

Il me toisa durement. Je compris que le problème venait de là.

-Comment va ton fils ?

La dureté qu’il avait dans le regard s’émietta, les yeux se mouillèrent, et soudain il s’abandonna :

-Ça ne va pas, me dit-il. La police a emmené mon fils et l’a battu durement ! J’ai mal papa, qu’il me dit depuis deux jours.

J’haussai les sourcils.

-Que s’est-il passé, demandai-je ?

Et il me conta l’histoire.

-Nous étions couchés. Puis vers onze heures, quelqu’un a appelé mon fils au téléphone. Un ami lui demandait d’aller chercher sa moto garée non loin de la maison, près de la plage. Mon fils y est allé. Au petit matin, avant six heures, on a tambouriné à la porte. La police venait chercher mon fils. Tout de suite, ils l’ont menotté. J’ai demandé des explications. Mon fils avait participé à une bagarre cette nuit, m’a-t-il été répondu. Je leur ai dit que non. Il est allé simplement rechercher la moto d’un ami.

-On le voit à la caméra qui a enregistré. Il fait partie de la bande, me dit un des policiers.

-Non, je leur ai dit. Mon fils va à l’école, c’est un bon élève, il ne sort pas le soir. Il est toujours avec nous.

-La caméra l’a enregistré ! répéta le policier.

Comme je voulais accompagner mon fils, ce policier me dit :

-Vous ne pouvez pas venir au commissariat avant huit heures, c’est la loi !

     Ils firent tout pour m’empêcher de les suivre. A l’heure dite, j’entrai au commissariat. Mon fils était attaché en croix, les poignets et les chevilles ligotés au bois. Le bâillon qui entravait sa bouche était aussi lié au bois. Vu la peur que je lisais dans ses yeux, je sus qu’il l’avait battu durement.

-Mon fils n’a rien fait, leur dis-je.

-La caméra ! La caméra ! reprit le policier.

     Ce dernier fit alors un signe de tête à un des subalternes qui s’empara de son bâton et tabassa mon fils devant moi. Mon petit hurla sans un cri ! Trois policiers me ceinturèrent. Je ne pouvais rien faire. Alors je compris ce qu’on attendait de moi, et j’ai réussi à dire : combien ?

-Dix mille ! me dit le policier.

-Dix mille roupies ! Mais je ne les ai pas ! C’est ce que je gagne en un mois pour nourrir ma famille !

     Le policier fit un signe de tête à celui qui tenait le bâton, et les coups tombèrent à nouveau sur mon fils de quinze ans.  

-Ne battez plus mon fils ! Je les aurais ! Dix mille roupies c’est beaucoup, mais j’arriverai à les trouver…

-Avant midi ! dit le policier, sinon …

     Il passa un doigt sous sa gorge pour me faire comprendre que mon fils pouvait y laisser sa tête ! La haine, la violence, s’emparèrent de moi. J’étais pauvre et ils me prenaient le peu que j’avais ! J’ai emprunté l’argent. Mon fils est couché depuis deux jours à la maison. J’ai mal papa, qu’il me dit. J’ai mal papa !

-Est-ce qu’il a des fractures ? demandai-je.

-Non, il n’a rien de cassé. Ils savent y faire ! Il a juste mal et reste couché le temps de se remettre.

Il y eut un silence, puis il me dit.

-L’Inde n’aime pas ses pauvres. C’est un pays dur !... Tu sais, reprit-il, le vieux assis par terre à qui tu achètes des légumes quelquefois près du Tea-shop, lui aussi doit payer aussi.

Il secoua la tête.

-L’Inde est un pays dur ! reprit-il. Il releva la pédale de son vélo, me dit au revoir, et se remit en route.

    J’achetai les derniers légumes au vieil homme. Je savais son épaule douloureuse. Quand il se leva, il se mit à claudiquer fortement. Je me demandais si ...

 

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